24/11/2024

Lettre au Général X – Saint-Exupéry – Une déconcertante actualité

Lettre au général « X » par Antoine de SAINT-EXUPÉRY

Je viens de faire quelques vols sur « P-38 ». C’est une belle machine. J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante -trois ans, après quelque six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement – ici, de guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à un âge patriarcal pour ce métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois. Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord où le groupe 2-33 avait émigré, ma voiture étant remisée, exsangue, dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle, l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à cent trente kilomètres à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient. Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m’a semblé que, durant toute ma vie, j’avais été un imbécile…

Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au cœur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2 600 CV dans une sorte de bâtisse abstraite où nous sommes entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le cœur. Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans. Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fût répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui que nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, rien qui ait la
densité poétique d’un Austerlitz. Il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide), tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine : « Nous acceptons honnêtement ce job ingrat »et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir. Sa maladie n’est point d’absence de talents particuliers, mais de l’interdiction qui lui est faite de s’appuyer, sans paraître pompière, sur les grands mythes rafraîchissants. De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de M. Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.

Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j’avais la foi, il est bien certain que, passé cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne supporterais plus que Solesmes. On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du XVe siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXe siècle, le désespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors les sciences de la nature, ça ne leur a guère réussi. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ça déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être « un » est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison – cet amour inconnaissable aux États-Unis – est déjà de la vie de l’esprit. Et la fête villageoise et le culte des morts (je cite ça, car il s’est tué depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir). Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de sens. Il faut absolument parler aux hommes. À quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée, tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de cette guerre, à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieillot, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. À moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration néo-socialiste pour l’éternité.

Ah ! quel étrange soir ce soir, quel étrange climat. Je vois de ma chambre s’allumer les fenêtres de ces bâtisses sans visage. J’entends les postes de radio divers débiter leur musique de mirliton à cette foule désœuvrée venue d’au-delà des mers et qui ne connaît même pas la nostalgie. On peut confondre cette acceptation résignée avec l’esprit de sacrifice ou la grandeur morale. Ce serait là une belle erreur. Les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois. C’est le mot terrible de cette histoire juive : « Tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin ! – Loin d’où ? » Le « où » qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau d’habitudes. En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme.

Qu’ils sont donc sages et paisibles, ces hommes en groupe. Moi, je songe aux marins bretons d’autrefois, qui débarquaient à Magellan, à la Légion étrangère, lâchés sur une ville, à ces nœuds complexes d’appétits violents et de nostalgie intolérable qu’ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement parqués. Il fallait toujours, pour les tenir, des gendarmes forts ou des principes forts ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une gardeuse d’oies. L’homme d’aujourd’hui, on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou avec le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel est celui de distribution. Ainsi dans les fermes modèles. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne : système Bedeau, à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est cela, l’homme d’aujourd’hui.

Et moi, je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui, bien sûr, des gens se suicident. Mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a point à faire avec l’amour.

Certes, il est une première étape. Je ne puis supporter l’idée de verser des générations d’enfants français dans le ventre du Moloch allemand. La substance même est menacée. Mais, quand elle sera sauvée, alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l’homme, et il n’est point proposé de réponse et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde. Ça m’est bien égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-til ? Autant que des êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses, je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments à musique distribués en grande série, mais où sera le musicien ? Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol aussi, c’est un certain ordre de liens). Mais, si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?

Je sais de moins en moins pourquoi je vous raconte tout ceci. Sans doute pour le dire à quelqu’un, car ce n’est point ce que j’ai le droit de raconter. Il faut favoriser la paix des autres et ne pas embrouiller les problèmes. Pour l’instant, il est bien que nous nous fassions chefs comptables à bord de nos avions de guerre.

Depuis le temps que j’écris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma lumière les gêne (ça me manque bien, un coin à moi !). Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est fidèle. Et je ne sais pourquoi j’éprouve, à les regarder dormir ainsi, une sorte de pitié impuissante. Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fidèles, oui, mais aussi terriblement pauvres. Ils auraient tant besoin d’un dieu. Pardonnez-moi si cette mauvaise lampe électrique que je vais éteindre vous a aussi empêché de dormir et croyez en mon amitié.

Lettre écrite à La Marsa, près de Tunis, en juillet 1943. Parue dans Le Figaro littéraire, no 103, 10 avril 1948. Recueillie dans Un sens à la vie, Gallimard, 1956

Letter to General « X » by Antoine de SAINT-EXUPÉRY

I have just completed a few flights on the « P-38. » It’s a beautiful machine. I would have been delighted to receive such a gift for my twentieth birthday. I sadly note that today, at forty-three years old, after some six thousand five hundred hours of flight under all the skies of the world, I can no longer find much pleasure in this game. It’s now just a means of transportation—here, for war. If I submit to speed and altitude at a patriarchal age for this profession, it’s much more to accept all the annoyances of my generation than in the hope of rediscovering the satisfactions of the past. Perhaps this is melancholic, or perhaps not. It is undoubtedly when I was twenty years old that I was mistaken. In October 1940, returning from North Africa where the 2-33 group had emigrated, my car being stored, drained, in some dusty garage, I discovered the cart and the horse. Through them, the grass of the roads. The sheep and the olive trees. These olive trees had a different role than beating time behind the windows at a hundred and thirty kilometers per hour. They revealed themselves in their true rhythm, which is slowly manufacturing olives. The sheep did not have the exclusive purpose of bringing down the average. They became alive again. They made real droppings and produced real wool. And the grass also had a purpose since they grazed on it. And I felt myself come alive again in this one corner of the world where the dust is scented (I am unfair, it is also scented in Greece as in Provence). And it seemed to me that, throughout my life, I had been a fool…

All this to explain to you that this gregarious existence in the heart of an American base, these hurried meals standing up in ten minutes, this back and forth between the single-seaters of 2,600 horsepower in a sort of abstract building where we are crammed three to a room, this terrible human desert, in a word, has nothing that caresses my heart. That too, like the missions without profit or hope of return from June 1940, is an illness to overcome. I am « ill » for an unknown time. But I do not recognize myself the right to not undergo this illness. That’s all. Today, I am profoundly sad—and deeply so. I am sad for my generation, which is empty of all human substance. Having known only the bar, mathematics, and Bugattis as forms of spiritual life, it now finds itself in a strictly gregarious action that has lost all color. One does not know how to notice it. Consider the military phenomenon of a hundred years ago. Consider how much effort was made to respond to the spiritual, poetic, or simply human life of man. Today, when we are drier than bricks, we smile at such foolishness. Costumes, flags, songs, music, victories (there are no victories today, nothing has the poetic density of an Austerlitz. There are only phenomena of slow or rapid digestion), all lyricism sounds ridiculous and men refuse to be awakened to any spiritual life. They honestly do a sort of assembly line work. As American youth says, « We honestly accept this thankless job, » and propaganda, worldwide, struggles desperately. Its malady is not one of the absence of particular talents, but of the prohibition imposed upon it to rely, without seeming pompous, on the great refreshing myths. From Greek tragedy, humanity, in its decadence, has fallen to the theater of Mr. Louis Verneuil (one can hardly go further). Century of advertising, the Bedeau system, totalitarian regimes, and armies without bugles, flags, or mass for the dead. I hate my era with all my might. Man dies of thirst there.

Ah! General, there is only one problem, one problem alone in the world. To give men spiritual significance, spiritual concerns. To rain down upon them something resembling a Gregorian chant. If I had faith, it is certain that, once past this era of « necessary and thankless job, » I would tolerate nothing but Solesmes. One cannot live on refrigerators, politics, balance sheets, and crosswords, you see! One cannot. One cannot live without poetry, color, or love. Just hearing a village chant from the fifteenth century, one can measure the decline. Only the voice of the propaganda robot remains (forgive me). Two billion men hear only the robot, understand only the robot, become robots. All the creaking of the last thirty years has only two sources: the dead ends of the nineteenth-century economic system, spiritual despair. Why did Mermoz follow his great awkward colonel if not out of thirst? Why Russia? Why Spain? Men have experimented with Cartesian values: beyond the natural sciences, it has not worked out well for them. There is only one problem, one problem alone: to rediscover that there is a higher spiritual life than the life of intelligence, the only one that satisfies man. It surpasses the problem of religious life, which is only one form of it (although perhaps the life of the spirit necessarily leads to the other). And the life of the spirit begins where a « one » being is conceived above the materials that compose it. The love of home—that unknowable love in the United States—is already of the life of the spirit. And the village feast and the worship of the dead (I mention this because two or three parachutists have killed themselves since my arrival here, but they have been hushed up: they had finished their service). This is of the era, not of America: man has lost his sense. It is absolutely necessary to speak to men. What will it serve to win the war if we have a hundred years of revolutionary epilepsy? When the German question is finally settled, all the real problems will begin to arise. It is unlikely that speculation on American stocks will suffice, after this war, to distract humanity from its true concerns, as it did in 1919. Without a strong spiritual current, thirty-six sects will spring up like mushrooms, dividing against one another. Marxism itself, too outdated, will decompose into a multitude of contradictory neo-Marxisms. This was well observed in Spain. Unless a French Caesar installs us in a neo-socialist concentration camp for eternity.

Ah! what a strange evening this evening, what a strange climate. I see from my room the windows of these faceless buildings light up. I hear various radio stations spewing their hurdy-gurdy music to this idle crowd that has come from beyond the seas and does not even know nostalgia. This resigned acceptance can be confused with the spirit of sacrifice or moral greatness. This would be a grave mistake. The bonds of love that connect modern man to beings and things are so tenuous, so sparse that man no longer feels absence as before. It’s the terrible word of this Jewish story: « So you’re going there? How far you’ll be! – Far from where? » The « where » they left was hardly more than a vast bundle of habits. In this era of divorce, one divorces with the same ease as from things. Refrigerators are interchangeable. And the house too if it’s just an assembly. And the woman. And religion. And the party. One cannot even be unfaithful: to what

One cannot even be unfaithful: to what would one be unfaithful? Far from where and unfaithful to what? Desert of man.

How wise and peaceful these men are in groups. As for me, I think of the Breton sailors of old, who landed at Magellan, of the Foreign Legion, unleashed upon a city, of those complex knots of violent appetites and intolerable nostalgia that have always constituted the males who were a bit too severely corralled. It always took strong gendarmes, strong principles, or strong faith to keep them in check. But none of them would disrespect a goose girl. Today’s man is kept quiet, according to the environment, with belote or bridge. We are astonishingly well neutered. Thus, we are finally free. Our arms and legs have been cut off, then we have been left free to walk. But I hate this era where man becomes, under universal totalitarianism, gentle, polished, and tranquil cattle. We are made to believe that this is moral progress! What I hate about Marxism is the totalitarianism to which it leads. Man is defined there as a producer and consumer; the essential problem is one of distribution. Thus in model farms. What I hate about Nazism is the totalitarianism to which it aspires by its very essence. The workers of the Ruhr are paraded past a Van Gogh, a Cézanne, and a chromo. They naturally vote for the chromo. That’s the truth of the people! Candidates Cézanne, candidates Van Gogh, all the great non-conformists are securely locked up in a concentration camp, and the obedient cattle are fed on chromos. But where are the United States going, and where are we going, too, in this era of universal bureaucracy? The robot man, the termite man, the man oscillating from assembly line work: Bedeau system, to belote. Man neutered of all his creative power who no longer even knows, from the depths of his village, how to create a dance or a song. Man who is fed on ready-made culture, on standardized culture, as one feeds cattle on hay. That’s today’s man.

And I think that not three hundred years ago, one could write « La Princesse de Clèves » or shut oneself up in a convent for life because of a lost love, so burning was love. Today, of course, people commit suicide. But the suffering of these is of the order of a toothache. Intolerable. It has nothing to do with love.

Certainly, there is a first step. I cannot bear the idea of pouring generations of French children into the belly of the German Moloch. The substance itself is threatened. But when it is saved, then the fundamental problem of our time will arise. Which is that of the meaning of man, and there is no proposed answer, and I have the impression of walking towards the darkest times in the world. I don’t care about being killed in war. Of what I have loved, what will remain? As much as beings, I speak of customs, irreplaceable intonations, of a certain spiritual light. Of lunch in the Provencal farmhouse under the olive trees, but also of Handel. Things, I don’t care, will remain. What matters is a certain arrangement of things. Civilization is an invisible good since it concerns not things, but the invisible ties that bind them to one another, thus and not otherwise. We will have perfect musical instruments distributed in large quantities, but where will the musician be? If I am killed in war, I don’t care. Or if I undergo a crisis of rage from those flying torpedoes that have nothing to do with flight anymore and turn the pilot among his buttons and dials into a sort of chief accountant (flight also is a certain order of ties). But if I return alive from this « necessary and thankless job, » for me, there will only be one problem: what can, what must one say to men?

I know less and less why I am telling you all this. Probably to tell it to someone, because it is not what I have the right to tell. We must favor the peace of others and not confuse issues. For now, it is good that we make ourselves chief accountants aboard our warplanes.

Since I started writing, two comrades have fallen asleep in front of me in my room. I will have to go to bed too, because I suppose my light bothers them (I miss having my own corner!). These two comrades, in their own way, are marvelous. They are upright, noble, clean, faithful. And I don’t know why I feel, watching them sleep like this, a kind of helpless pity. Because, if they are unaware of their own unease, I feel it very well. Upright, noble, clean, faithful, yes, but also terribly poor. They would so much need a god. Forgive me if this bad electric lamp that I am going to turn off has also prevented you from sleeping, and believe in my friendship.

Cette lettre au général X d’Antoine de Saint-Exupéry, écrite en juillet 1943 à La Marsa, près de Tunis, offre un regard profond et poignant sur l’état du monde et de l’homme à cette époque troublée de la Seconde Guerre mondiale. Voici un résumé et une analyse de ses principaux thèmes :

  1. La perte de sens et de substance humaine : Saint-Exupéry exprime son sentiment de mélancolie et de désillusion face à la vacuité de l’existence contemporaine. Il déplore la déshumanisation de la société moderne, où les individus sont devenus des « robots », déconnectés de toute signification spirituelle et emprisonnés dans une routine sans couleur ni poésie.
  2. La quête de sens et de spiritualité : L’auteur soulève le besoin urgent de restaurer une dimension spirituelle dans la vie humaine. Il aspire à un retour aux valeurs fondamentales, à une reconnexion avec la poésie, l’amour, et la vie de l’esprit. Saint-Exupéry appelle à redécouvrir une « vie de l’esprit » qui transcende les préoccupations matérielles et intellectuelles.
  3. La critique des totalitarismes : Saint-Exupéry dénonce le totalitarisme sous toutes ses formes, que ce soit le nazisme, le marxisme ou le fonctionnariat universel. Il met en garde contre la tendance à réduire l’homme à un simple producteur et consommateur, soulignant les dangers de la soumission absolue à un pouvoir oppressif.
  4. L’aspiration à la liberté et à la créativité : À travers ses réflexions, Saint-Exupéry exprime un profond désir de liberté et de créativité. Il regrette la perte des traditions authentiques et des expressions culturelles uniques, et appelle à préserver la richesse de l’expérience humaine dans toute sa diversité.
  5. La quête d’un sens à la vie : Enfin, la lettre révèle la quête personnelle de Saint-Exupéry pour trouver un sens à sa propre existence. Malgré ses doutes et ses angoisses, il reste déterminé à affronter les défis de son époque et à rechercher la vérité et la beauté dans un monde en crise.

Dans l’ensemble, cette lettre offre un témoignage poignant sur les tourments intérieurs d’un écrivain et pilote confronté aux horreurs de la guerre et à la déshumanisation croissante de la société moderne. Elle incite à la réflexion sur les valeurs fondamentales de l’humanité et sur la quête éternelle de sens et de vérité.


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